September 27, 2013

En train à vapeur à travers l’Erythrée

Par Jean-Pierre Tuquoi - Asmara Envoyé spécial, Le Monde

Par Jean-Pierre Tuquoi – Asmara Envoyé spécial

Le Monde | Remettre en service un train en Erythrée, c’était un défi absurde et exaltant. C’est devenu le symbole de la renaissance d’un petit pays de la Corne de l’Afrique. Et le prétexte à une balade hors du temps pour le voyageur égaré en Erythrée, une terre encore imprégnée par la colonisation italienne. Il y a quinze ans, le pays sortait d’une “guerre de trente ans” avec l’Ethiopie. Il était indépendant mais à genoux. Tout était à reconstruire, y compris l’antique ligne de chemin de fer reliant la ville de Massawa, en bordure de la mer Rouge, à la capitale, Asmara, perchée à plus de 2 000 m d’altitude.

Mais fallait-il la réhabiliter ? L’écartement de la voie appartenait à une époque révolue. Les traverses et les rails, utilisés pour étayer les tranchées des combattants pendant le conflit, étaient éparpillés par milliers dans les montagnes. Le parc de locomotives rouillait sous un hangar. La remise en service pouvait attendre.

C’était compter sans l’orgueil national. Remettre la ligne en service est devenu une priorité. Dix années durant, les militaires ont donc récupéré les rails abandonnés dans les zones truffées de mines. D’autres les ont posés tandis que d’anciens cheminots, tirés de leur retraite, ont remis en service les locomotives. Aujourd’hui, le train ressuscité figure sur les billets de 10 nakfas, la monnaie nationale, et les timbres-poste. Surtout, la ligne a été remise en service.

Les locomotives forcent l’admiration. Toutes sont à vapeur. Elles ont été fabriquées, précise la plaque métallique soudée sur la cabine du conducteur, à Gênes par la société Ansaldo à la fin des années 1920. Ce sont elles, étroites et couturées de partout qui, depuis 2003, conduites par des hommes presque aussi âgés que leurs machines, tractent les voitures – de troisième classe – entre Asmara et Massawa, sur la côte.
Les voitures sont en bois, comme les sièges et les toilettes qui trônent au milieu. Les fenêtres n’ont pas de vitres et, pour se protéger du froid ou de la pluie, les passagers doivent relever un volet ajouré.

La ligne est à voie unique. On monte ou on descend vers Asmara. Long de 118 kilomètres, le trajet sinue à flanc de montagne d’Asmara l’italienne, à Massawa, où les maisons de style ottoman n’en finissent pas d’agoniser. Entre les deux, des dizaines de minuscules gares endormies, de tunnels et de ponts de pierre, des centaines de courbes posées dans un décor grandiose qui fait alterner les tapis de cactus, les forêts de pins et les paysages de savane.

La locomotive à vapeur avance vaillamment au milieu de mille bruits mécaniques, de jets de vapeur d’eau, de fumée noire et de scories qui envahissent le wagon le plus proche de la locomotive pour peu que le train s’engouffre dans un tunnel. Voyager dans un train à vapeur se révèle salissant.

Autre surprise, le freinage. Il n’est pas centralisé. Chaque voiture possède un système de freinage indépendant qu’actionne un employé dès qu’il entend le sifflet de la locomotive de tête. Malheur à celui qui l’oublie !

L’histoire de la ligne tient de l’épopée. La construction a commencé sur la côte, en 1887, lorsque les Italiens rêvaient, à l’image des autres pays européens, de se tailler un empire colonial. Près d’un quart de siècle plus tard, en 1911, le chemin de fer atteignait les hauts plateaux d’Asmara. Encore dix-sept ans et la ligne, prolongée vers l’ouest, touchait Agordat, une modeste bourgade tournée vers le Soudan. Elle n’est jamais allée au-delà. Modernisée oui, mais stoppée net par la seconde guerre mondiale.

La suite n’est pas moins exaltante. La guerre d’indépendance avec l’Ethiopie a manqué faire disparaître la ligne, bombardée par les uns, sabotée par les autres, puis fermée en 1976 par “l’occupant”. Une légende raconte qu’un employé des chemins de fer, sommé par les Ethiopiens de détruire les archives de l’entreprise, avait désobéi et loué un container pour mettre les documents à l’abri. “Sans lui, on n’aurait pas pu remettre la main sur la documentation technique”, assure l’actuel patron des chemins de fer, Amanuel Ghebre Sélassié.

Si la ligne de chemin de fer revit aujourd’hui, c’est au ralenti. Il y avait naguère près de quarante liaisons quotidiennes dans un sens ou dans l’autre. Il n’y en a plus qu’une, au mieux hebdomadaire. Et le train fait souvent demi-tour à mi-parcours entre Asmara et Massawa. Surtout, il ne transporte plus guère qu’un filet de touristes venus d’Europe ou des Etats-Unis, souvent des nostalgiques des trains à vapeur. “Les Occidentaux ont peur de venir en Erythrée. Ils sont convaincus que le pays est encore truffé de mines”, se plaint le voyagiste Tedros Kebbede.

La ligne de chemin de fer a peut-être un avenir en dehors du tourisme. Pour relancer le fret ferroviaire entre Asmara et Massawa, l’Etat avait prévu au début des années 2000 une enveloppe financière destinée à l’acquisition de locomotives diesel. “Le conflit frontalier entre l’Erythrée et l’Ethiopie a fait capoter le projet. Les priorités ont changé”, regrette le directeur des chemins de fer d’Erythrée.

Maintenant que la paix est revenue dans cette partie de la Corne de l’Afrique, le projet pourrait refaire surface, tout comme celui de la prolongation de la ligne au-delà de Massawa.

Jean-Pierre Tuquoi – Asmara Envoyé spécial

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